Collecter, rassembler, collectionner de manière non exhaustive mes pensées, mes images, mes coups de coeur, coups de gueule et éventuellement les partager.
Défouloir, dépotoir propre, gueuloir de libération potentiel, recueil égotiste de mes rêves et envies.
En ces temps de culture vivante famélique, il nous est encore possible d'aller nous abreuver aux galeries et dans les rues!
Vous pouvez savourer les magnifiques photographies de Josef Koudelka et de Harry Gruyaert à la Magnum Gallery, 19 rue Hégésippe Moreau, Paris, 18è. Dépaysement et émotions garantis!
Les images d'ouvrages ou d'oeuvres sont reproduites au titre du droit de
citation, en exception au droit d’auteur. Les ayants-droit qui s’estimeraient
lésés peuvent réclamer la suppression d’une image.
Partageons la culture, éclairons l'obscur, affichons la couleur!
René Char, Fureur et mystère, Feuillets d'Hypnos, 62
Exposition Ruines, de Josef Koudelka, une Odyssée de l’étrange
L’exposition Ruines de Josef
Koudelka, prolongée puis soustraite au public par le second confinement
d’automne, ne nous aura pas permis de « continuer à habiter des feux
éteints[1] »,
expression dûe à l’écrivain Erri De Luca. Du moins, sa fermeture nous aura
empêchés de prolonger l’expérience esthétique offerte par ces photographies au
charme tellurique : une plongée impressionnante dans les nuances profondes
de noirs et de blancs des pierres, de la terre, de la mer et du ciel.
Or, en ces temps actuels de crises,
nous avons besoin de nous confronter à un autre vécu que celui de la vie de
tous les jours, notre « pain » quotidien, et de passer sous le
fronton décentré de la pensée et de l’émotion suscitées par l’art.
De fait, l'exposition qui nous est présentée nous permet de rentrer dans la culture par l’intermédiaire d’un bain
visuel et esthétique.
Nous rattachons le mot « culture », ici, à la pensée de Hannah
Arendt, qui l’envisage comme une « brèche » sur laquelle se tient
l’homme, « dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir
infigurable ». Ce qui fait culture, mais aussi histoire, c’est justement
cet espace d’ouverture ou de « brèche » « où l’homme pense, brisant
ainsi, par sa résistance aux forces du passé infini et du futur infini, le flux
du temps indifférent[2]. »
En introduction à l’exposition des cent-dix photographies composant
l’exposition (remarquablement mise en valeur par les tirages de Christophe
Batifoulier, la scénographie de Jasmin Oezcebi, le commissariat d’Héloïse
Conesa) figure une citation quelque peu énigmatique de Josef Koudelka :
« Les ruines, ce n’est pas le passé, c’est l’avenir. Tout autour de nous,
un jour, sera en ruines ».
Ces photographies panoramiques réalisées dans le cadre du projet de
documentation de la mission photographique de la Datar[3]
concernent uniquement des lieux du bassin méditerranéen au sens large, de la
« Mare Nostrum » et sont comme un témoignage d’un vaste monde
« européen » révolu. De telles images s’inscrivent dans la modernité et la
contemporanéité en tant que paysages de ruines photographiés, dans un souci de
documentation et de préservation des sites archéologiques, faisant écho de près
ou de loin aux gravures de ruines dessinées par Piranèse, Hubert Robert ou
encore photographiées par Gustave Le Gray, Maxime Du Camp.
Les photographies de Joseph Koudelka constituent un témoignage historique
de la fondation et de la place des cités et civilisations antiques du monde
méditerranéen, mais contribuent également à l’expression de traces mnésiques du
photographe, marqué dans son enfance, a-t-il confié, par une image panoramique
de la baie de Naples et du Vésuve présente chez son grand-père.
Ces paysages antiques
photographiés sont à la fois une mémoire et une prophétie- à la manière d’une écriture indéchiffrable
telle que les runes, un ancien alphabet mystérieux - mais qui rendraient compréhensible l’idée que le futur est derrière nous et
que le passé se trouve devant nous. L’attention photographique portée à des
pierres et des champs de ruines est une méditation (on sait le désir d’ascèse de
Josef Koudelka) pour envisager le futur. Ainsi le passé constitue une des
formes du futur.
Par le moyen de la photographie, la trace de tels vestiges est rendue sensible,
renforcée par un usage très personnel et singulier du format panoramique. La
vision grand angle permet en effet au regardeur de faire l’expérience du paysage, de s’y
trouver noyé, pris dans un vertige minéral qui lui fait ressentir l’infiniment
petit et l’infiniment grand, le fragmentaire et l’universel, l’endogène et l’exogène,
l’immuable et l’entropie, le subjectif et l’universel.
C’est en ce sens que les images offertes, par la vision de fragments, gros plans,
plans accidentés, plongée, contre-plongée, de panoramas, de perspectives,
points de fuite, de strates géologiques, lithiques et architecturales,permettent au regardeur de se confronter à un
passé qui, mêlé au présent de l’œil photographique, le plongent dans une une
a-temporalité flottante.
Il s'agit d'un spectacle au sens étymologique (du latin spectaculum qui attire le regard, l'attention, et qui est capable
d'éveiller un sentiment) qui produit sur le visiteur un sentiment
d’« étrangement[4] »,
pour reprendre l’expression de Sigmund Freud analysant a posteriori son
ressenti lors de sa visite avec son frère de l’Acropole d’Athènes en 1904.
Le travail des pierres rejoint le travail du rêve, qui s’offre comme le
paysage, par association, fragmentation, condensation, allégorie, métaphore et
métonymie[5].
Nous pouvons avancer ici que l’inconscient de l’homme s’associe à l’inconscient optique[6]
du photographe projeté sur le paysage puis exprimé par le paysage archéologique
(qui, étymologiquement, signifie la science du commencement) comme par un effet
de miroir réfléchissant. L’inconscient
optique, terme forgé par Walter Benjamin pour analyser le rôle de l’acte
photographique comme révélateur du visible/invisible, peut être mis, comme le
fait le philosophe et historien d’art, en parallèle avec l’inconscient
pulsionnel révélé par l’acte psychanalytique.
C’est ainsi que l’œil, le paysage archéologique et l’inconscient se
trouvent réunis dans ces photographies qui atteignent une dimension symbolique
et imaginaire se situant bien au-delà de la dimension réelle et documentaire
existante et qui viennent se superposer à la manière de dépôts géologiques.
Les surréalistes s’opposent à la notion de paysage objectif. À notre tour nous pouvons avancer l’idée que les
photographies de l’exposition Ruines
relèvent du « document psychique[7] »,
terme utilisé par Jean-François Chevrier pour caractériser l’œuvre
photographique de Walker Evans.
Ruines nous offre ainsi une immersion dans l’inconscient
de l’artiste mais aussi, par un jeu de reflet, une plongée en nous-mêmes qui a
le goût de paysages infinis et grandioses, portant à son maximum le sentiment océanique, épiphanique.
[1]Erri De Luca, Le tour de l’oie,
cité par Laurence Engel dans Ruines,
Josef Koudelka, Préface, Xavier Barral/BnF, 2020.
[2]Hanna Arendt, La crise de la culture,
Gallimard, Folio Essais, 1972, Préface, p. 21.
[3]Mission photographique de la Datar, commande publique ayant pour objectif
de « représenter le paysage français des années
1980 », dirigée par Bernard Latarjet et François Herns et réalisée
par vingt-huit photographes.
[4] Lettre ouverte à Romain Rolland,
Un trouble du souvenir sur l’Acropole, 1936, Sigmund Freudet
Romain Rolland, correspondance 1923-1936, Paris, Puf.
[5]L’allégorie, la métaphore et la
métonymie sont des figures de style ou des processus créatifs de substitution
ou de glissement analogique qui permettent une expression qui va au-delà du
simple donné-à-voir ou donné-à-entendre. L’allégorie permet d’exprimer une idée
au moyen d’une image, la métaphore - du grec metapherein : transporter - substitue un signifiant à un
autre, la métonymie pour sa part présente la partie pour le tout.
[6]WalterBenjamin, Petite histoire de la photographie,
Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2019, p. 25.
[7]Jean-François Chevrier, Walker Evans
dans le temps et dans l’histoire, L’Arachnéen, 2010, p. 37.
« Ce [que la science] enseignait,
c’était une vision d’archéologue, dépourvue de vie, et ce qui sortait de sa
bouche, c’était une langue de philologue, morte. Rien de tout cela n’aidait à
concevoir quoi que ce soit avec l’âme, l’affectivité, le cœur, qu’on l’appelle
comme on voudra, mais celui qui portait en lui ce désir-là devait venir ici,
unique être vivant seul dans la brûlante tranquillité de midi parmi les débris
du passé, pour ne plus entendre avec les oreilles de chair. Alors […] les morts
s’éveillaient et Pompéi commençait à revivre »
William Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne [1903], dans Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W.
Jensen, Gallimard, Folio Essais, 1986, p. 70
« Écoutez : nous labourons le champ
d’Aphrodite aux vives prunelles ; nous labourons le champ des Grâces, en
marchant vers le temple qui contient le nombril de la terre aux sourds
grondements […] »
Pindare, Pythiques,
VIe Pythique, Les Belles Lettres, 1961, p 104
« Quelle terre, étranger, te donnes-tu
pour patrie ? »
Pindare, Pythiques,
IVe Pythique, Les Belles Lettres, 1961, p. 73
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citation, en exception au droit d’auteur. Les ayants-droit qui s’estimeraient
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