« On dit que nous autres photographes
nous ne sommes au mieux qu’une race de gens aveugles » Lewis Carroll
L’acte photographique, relevant d’une technologie relativement récente sur
l’échelle de l’histoire de l’art, a introduit un « trouble de civilisation[1] »
selon Roland Barthes.
La « folie profonde de la photographie » instaure un
« trouble de propriété[2] »
qui s’applique au portrait, à l’autoportrait, à la captation de l’extime et de
l’intime mais aussi à la représentation du réel, bref au rapport complexe,
voire impossible de reproduction, d’imitation qu’elle entretient avec le réel
et le vivant.
Afin de lutter contre la « sensation possible d’inauthenticité [et] d’« imposture[3]
» et l’entrée
dans la « Mort plate[4] »,
le photographe, dans son désir ontologique de découverte de la vérité par
l’image, peut convoquer à travers son acte photographique l’operator, le
spectator, le spectrum, trois modalités de pratiques et d’émotions qui influent
sur le style et la forme de l’image obtenue.
Dans son essai La chambre claire,
Roland Barthes voit aussi dans la figure de l’amateur, « l’assomption du
professionnel : car c’est lui qui se tient au plus près du noème de la
Photographie[5]
», ce qui caractérise bien le photographe italien Luigi Ghirri. En effet, ses photographies
pauvres, sont celles de l’amateur assumé et revendiqué comme tel mais mises au
service d’un « acte de connaissance, désir de déchiffrement[6] ».
C’est l’acte de scruter que Luigi Ghirri met en scène dans ses
photographies. Il évoque le Ça a été de Barthes. Cependant, ce désir de percer par le regard la vérité
ontologique butte sur l’énigme éternelle. Ainsi, Barthes écrit : « Hélas,
j’ai beau scruter, je ne découvre rien : si j’agrandis, ce n’est rien
d’autre que le grain du papier : je défais l’image au profit de sa
matière ; et si je n’agrandis pas, si je me contente de scruter, je
n’obtiens que ce seul savoir, possédé depuis longtemps, dès mon premier coup
d’œil : que cela a effectivement été[7]».
Mais le travail de Ghirri, géomètre de formation, se démarque de cette
analyse en répondant par une autre façon
de rentrer à l’intérieur des images : par son expérience de la topologie,
des cartes, par la notion de réseau qui parcourt son œuvre. Pour exprimer ce « trouble
de propriété », Ghirri pratique une photographie vernaculaire qui se
déplace et tend vers le métaphysique par l’abstraction et le conceptuel. On
peut parler chez lui d’interaction ou de porosité entre immédiat (vernaculaire
et pittoresque) et infini (abstraction) par l’utilisation de l’approche
conceptuelle avec les techniques de cadrage, centrage, décentrage, le
traitement du plan, de la vue oblique, des perspectives, des strips (bandes),
des filtres (occultations, miroirs), des mises en abyme, de la miniaturisation
et des attentions au détail, aux traces, aux signes.
De fait, les photographies de Luigi Ghirri sont autant de regards
réfléchissants qui agissent de par leur situation à la frontière du conceptuel
et du vernaculaire. C’est en cela que Ghirri rejoint les recherches des
artistes conceptuels américains des années 70.
Étienne
Hatt[8]
évoque les « porosités » existantes, les liens entre photographie et
art contemporain dans les recherches artistiques des années 70 en Europe et aux
USA. Un rapport de « re-connaissance » entre la photographie de Luigi
Ghirri, le photoconceptualisme et l’art conceptuel américain se fait jour, notamment
par les travaux photographiques, livresques et picturaux de Ed Ruscha, John
Baldessari, Robert Smithson.
L’on connaît l’admiration de Luigi Ghirri pour l’art conceptuel
d’outre-atlantique, pour Ed Ruscha et John Baldessari. Ghirri écrit d’ailleurs
sur le phénomène des New Topographics
(Robert Adams, Stephen Shore entre autres) des années 70 et rencontre John
Szarkowski, conservateur de la photographie au MoMa, en 1975. S’il est un grand
amateur des photographies vernaculaires de Walker Evans, il est également
connaisseur des travaux d’Ed Ruscha dont il possède les livres Various Small Fire ([1964]1970), Nine swimming Pools and a Broken Glass ([1968]1976),
Colored People (1972).
Il existe une proximité de recherche entre Ghirri et Ruscha que nous avons
souhaité mettre au jour par la simple confrontation d’images de certains de
leurs travaux. Cette parenté « saute » aux yeux comme une évidence à
qui regarde leurs œuvres.
C’est en ce sens que nous parlons également chez
eux de « porosité de l’attention » dans leur façon d’« être-là-au-monde[9] »
qui les entoure : L’attention se loge dans des interstices visuels, dans
le ténu des images peu bavardes chez Luigi Ghirri comme chez Ed Ruscha. C’est l’« inframince[10] »
pour reprendre le terme de Marcel Duchamp, qui est cet impalpable et qui se
situe bien chez Ghirri comme chez Ruscha dans ce passage de la signification à
l’imagination. Anton Ehrenzweig parle d’« attention blanche[11] »,
« perception [chez l’artiste, qui] permet seule d’embrasser la complexité
irrationnelle de la substructure inconsciente qui se met alors à faire surface[12] »
dans l’œuvre et qui convoque le processus de dépersonnalisation et le concept
de déterritorialisation[13]
qui pourraient nous mener « sur la piste de l’inconscient[14] ».
En effet, les images pensent chez Ghirri et
Ruscha (avec plus ou moins de froideur et d’opacité[15]),
et nous font penser. Elles constituent des « œuvres ouvertes[16] »
sur une méta-physique ténue voire invisible, que seul notre inconscient en
premier lieu, perçoit. En laissant la place au regardeur, elles nous offrent
une approche de la photographie à défricher et à déchiffrer.
Photographie vernaculaire
« New topographics »
Composition technique : travail et recherche sur la forme (strips/ verticalité/ horizontalité, filtres)
Ready made: saisie d’un moment
similaire à la prise d’un instantané/éternité,
usage sériel de la photo et de la
publication
Pop Art
Dimension iconique (formes, signes,
idéogrammes, traces)
Cadrage : place de
l’écriture et du message
Géographie immatérielle :
vers l’abstraction
Quote rights from Luigi
Ghirri's photographs are kindly authorized by archivioluigighirri.it, https://archivioluigighirri.com/ ©Eredi Luigi Ghirri
Ed Ruscha’s Catalogue Raisonné: All artworks by Ed Ruscha are copyright protected under ©Edward J.
Ruscha IV, https://edruscha.com/
Reproductions
of Ed Ruscha’s Works are for quotation
purposes. This
blog is written for personal and educational aim.
Références:
Artpress 465, Dossier Luigi Ghirri, avril 2019.
Ed Ruscha, Richard D. Marshall, New York, Phaidon, 2003.
Ed Ruscha, Jeu de Paume, http://www.jeudepaume.org/index.php?page=document&idArt=115&idDoc=152, en ligne,
consulté le 17/04/2019.
Focus : Situations de Luigi Ghirri, magazine du musée du Jeu de Paume, http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/situations-de-luigi-ghirri-conversation/, en
ligne, consulté le 19/04/2019.
Luigi
Ghirri, Cartes et territoires, Photographies des années 1970, James Lingwood (éd.),
Mack, mars 2018.
Christine Marcandier, « Nous vivons d’abord dans
les images », Diacritik, 16/04/2019,
https://diacritik.com/2019/04/16/nous-vivons-dabord-dans-les-images-luigi-ghirri-retrospective-au-jeu-de-paume/, en ligne,
consulté le 17/04/2019.
[1] Roland Barthes, La chambre claire,
Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma/Gallimard, Seuil, 1980, p. 28.
[2] Ibid. p. 28.
[3] Ibid. p. 29.
[4] Ibid. p. 145.
[6] Cf. Focus : Situations de Luigi
Ghirri, magazine du musée du Jeu de Paume, http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/situations-de-luigi-ghirri-conversation/, mis en ligne le
18/04/2019.
[8] Étienne
Hatt, Focus : Situations de Luigi
Ghirri, magazine du musée du Jeu de Paume, http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/situations-de-luigi-ghirri-conversation/ , consulté le 19/04/2019.
[9] Martin Heidegger, Être et Temps, Annales
de philosophie et de recherche phénoménologique, Tome VIII, 1927.
[10] Cette notion, empruntée à
Duchamp, est exploitée par Thierry Davila dans De l’inframince, brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à
nos jours, Paris, Éditions Du Regard, 2010.
[11] Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art : essai sur la psychologie de l’imagination
artistique, [1967], Paris, Gallimard, 1974.
[12] Larisa Dryansky, Cartopographies, de
l’art conceptuel au Land Art, CTHS-INHA, « L’Art et l’Essai » 17,
2017, p. 186.
[13] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie,
Paris, Éditions de Minuit, 1980.
[15] Stéphane Reboul parle à propos
de l’œuvre de Ruscha d’« opacité réflexive » dans « Typologie
pragmatique de la reprise des livres d’artiste d’Ed Ruscha », Marges,
17 | 2013, http://journals.openedition.org/marges/115, consulté le 19/04/2019.
[16] Au sens entendu par Umberto Eco dans L’Oeuvre
ouverte, Seuil essais, 1965.
Les images sont reproduites au titre du droit de
citation, en exception au droit d’auteur. Les ayants-droit qui s’estimeraient
lésés peuvent réclamer la suppression d’une image.