Si l'homme est formé par les circonstances, il est nécessaire de former les circonstances de façon humaine
Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille
Sibération, collage, Série Plateaux © Carine Dellenbach |
To... Série Tickets © Carine Dellenbach |
«Ne vous est-il jamais arrivé de perdre visage?
Ce visage que mille fois par jour vous voyez reflété dans le miroir, les vitrines des magasins, les sols brillants, l'écran de votre téléphone, ce visage dont le moindre pli, la plus petite ride d'expression vous sont familiers, ne l'a-t-on jamais effacé de votre existence?
Je suis certain que vous n'avez jamais passé ne fût-ce qu'une seule journée sans voir votre visage.
Vous en avez tellement l'habitude que vous finissez par oublier que c'est un miracle de voir votre visage, un miracle pour l'homme que de tomber face à lui-même.
[...]
Comme tout le monde, la première chose que j'ai l'habitude de faire le matin étant de me regarder dans la glace, j'ai levé les yeux au-dessus du lavabo.
Mon visage avait disparu.
J'ai eu l'impression de me cogner la tête contre ce mur.
Chacun regardait autour de lui en cherchant son image.
Rien.
Comme si on m'avait effacé de la vie.
En regardant ce mur aveugle, j'ai soudain compris qu'un miroir, au-delà des mille et une métaphores auxquelles il sert de prétexte dans la littérature, avait une utilité concrète bien supérieure auxdites infinies métaphores ; j'ai compris ce que signifiait vraiment, pour un homme, de contempler son propre reflet.
Le miroir te regarde, il prouve que tu existes. La distance entre le miroir et toi crée un espace qui t'est propre, un espace qui te circonscrit, où les autres ne pénètrent pas, un espace qui t'appartient.
L'absence de miroir avait aboli cette distance.
Dès lors, tout et tout le monde se collait à toi, te pressait, t'oppressait.
Tu pouvais voir tes mains, tes bras, tes jambes, tes pieds, mais pas ton visage.
Et ces bras, ces mains, ces pieds, ces jambes dépourvus de visage te faisaient ressembler à l'une de ces créatures entre le singe et l'oiseau comme on en trouve dans les forêts de Madagascar.
Maintenant que ton visage avait disparu, tu n'étais même plus vraiment certain que ces mains et ces jambes t'appartiennent encore.
Dans tout ce quartier de cages, on ne trouvait pas un seul miroir, ni bout de verre réfléchissant, pas la moindre surface brillante.
Qui que soit le concepteur de cet endroit, il l'avait conçu sciemment afin que les détenus y vivent sans visage. Il devait penser qu'on briserait plus facilement la résistance des gens lors des interrogatoires s'ils avaient d'abord "perdu" leur visage.»
Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde,
Textes de prison, Actes Sud, 2019, p. 39-41
Crayon, aquarelle © Carine Dellenbach |
Sens Nonsens © Carine Dellenbach |
« Je connaissais déjà beaucoup de visages, dans le flot ininterrompu des possédés du départ. Le flot montait de jour en jour, oui, d'heure en heure. Et tous les réseaux de policiers, toutes les rafles, toutes les menaces d'internement et tous les décrets les plus rigoureux du Préfet des Bouches-du-Rhône ne pouvaient empêcher que le cortège des âmes trépassées l'emportât par le nombre sur les vivants, ceux qui avaient ici leurs solides racines.
Je les tenais pour défunts, ceux qui avaient laissé leur vie réelle dans leurs pays perdus, dans les barbelés de Gurs ou du Vernet, sur les champs de bataille espagnols, dans les prisons fascistes et dans les villes incendiées du Nord. Ils avaient beau faire semblant d'être vivants, avec leurs projets audacieux, leurs oripeaux multicolores, avec leurs visas pour d'étranges contrées, avec leurs cachets de transit, rien ne pouvait m'égarer sur la nature de leur traversée. Je m'étonnais seulement que le préfet et messieurs les fonctionnaires de la ville eussent toujours l'air de croire que le flot des défunts pouvait être endigué par une puissance humaine. J'avais peur, en le regardant, d'y rouler aussi, moi qui me sentais encore en vie et bien décidé à rester là, comme si le flot pouvait m'entraîner de force ou en m'attirant.
J'avais couru, avec mon attestation, au bureau pour les étrangers de passage. L'employé adipeux toisait ce groupuscule d'hommes qui brandissaient des confirmations de visas, et des sauf-conduits périmés, et des fiches de libération des camps, comme si nous venions non pas d'autres pays, mais d'autres planètes, et que pour la sienne seule, la sienne propre, la seule favorisée, existât la faveur d'un séjour éternel. On m'envoya dans un autre bureau, parce qu'un séjour aussi prolongé était inadmissible, ou devait être transformé en un droit limité de séjour.»
Anna Seghers, Transit, Alinea, 1990,
p. 119-120
To Aaron Schwartz, Steve Caniço, Adama Traore, George Floyd, Helin Bőlek, Romina Ashrafi, Razan Zaïtouneh, Nasrin Sotoudeh, Ruhollah Zam, Ahmet Altan et tant d'autres, connus ou anonymes, auxquels nous n'avons pas encore eu ou pris le temps de rendre leur visage...
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