Sénégal qui rit

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dimanche 2 juin 2019

Impressions/Intuitions visuelles







« On dit que nous autres photographes nous ne sommes au mieux qu’une race de gens aveugles » Lewis Carroll



L’acte photographique, relevant d’une technologie relativement récente sur l’échelle de l’histoire de l’art, a introduit un « trouble de civilisation[1] » selon Roland Barthes.
La « folie profonde de la photographie » instaure un « trouble de propriété[2] » qui s’applique au portrait, à l’autoportrait, à la captation de l’extime et de l’intime mais aussi à la représentation du réel, bref au rapport complexe, voire impossible de reproduction, d’imitation qu’elle entretient avec le réel et le vivant.
Afin de lutter contre la « sensation possible d’inauthenticité [et] d’« imposture[3] » et l’entrée
dans la « Mort plate[4] », le photographe, dans son désir ontologique de découverte de la vérité par l’image, peut convoquer à travers son acte photographique l’operator, le spectator, le spectrum, trois modalités de pratiques et d’émotions qui influent sur le style et la forme de l’image obtenue.
Dans son essai La chambre claire, Roland Barthes voit aussi dans la figure de l’amateur, « l’assomption du professionnel : car c’est lui qui se tient au plus près du noème de la Photographie[5] », ce qui caractérise bien le photographe italien Luigi Ghirri. En effet, ses photographies pauvres, sont celles de l’amateur assumé et revendiqué comme tel mais mises au service d’un « acte de connaissance, désir de déchiffrement[6] ». 
C’est l’acte de scruter que Luigi Ghirri met en scène dans ses photographies. Il évoque le Ça a été de Barthes. Cependant, ce désir de percer par le regard la vérité ontologique butte sur l’énigme éternelle. Ainsi, Barthes écrit : « Hélas, j’ai beau scruter, je ne découvre rien : si j’agrandis, ce n’est rien d’autre que le grain du papier : je défais l’image au profit de sa matière ; et si je n’agrandis pas, si je me contente de scruter, je n’obtiens que ce seul savoir, possédé depuis longtemps, dès mon premier coup d’œil : que cela a effectivement été[7]». Mais le travail de Ghirri, géomètre de formation, se démarque de cette analyse en répondant par une autre façon de rentrer à l’intérieur des images : par son expérience de la topologie, des cartes, par la notion de réseau qui parcourt son œuvre. Pour exprimer ce « trouble de propriété », Ghirri pratique une photographie vernaculaire qui se déplace et tend vers le métaphysique par l’abstraction et le conceptuel. On peut parler chez lui d’interaction ou de porosité entre immédiat (vernaculaire et pittoresque) et infini (abstraction) par l’utilisation de l’approche conceptuelle avec les techniques de cadrage, centrage, décentrage, le traitement du plan, de la vue oblique, des perspectives, des strips (bandes), des filtres (occultations, miroirs), des mises en abyme, de la miniaturisation et des attentions au détail, aux traces, aux signes.
De fait, les photographies de Luigi Ghirri sont autant de regards réfléchissants qui agissent de par leur situation à la frontière du conceptuel et du vernaculaire. C’est en cela que Ghirri rejoint les recherches des artistes conceptuels américains des années 70.
Étienne Hatt[8] évoque les « porosités » existantes, les liens entre photographie et art contemporain dans les recherches artistiques des années 70 en Europe et aux USA. Un rapport de « re-connaissance » entre la photographie de Luigi Ghirri, le photoconceptualisme et l’art conceptuel américain se fait jour, notamment par les travaux photographiques, livresques et picturaux de Ed Ruscha, John Baldessari, Robert Smithson.
L’on connaît l’admiration de Luigi Ghirri pour l’art conceptuel d’outre-atlantique, pour Ed Ruscha et John Baldessari. Ghirri écrit d’ailleurs sur le phénomène des New Topographics  (Robert Adams, Stephen Shore entre autres) des années 70 et rencontre John Szarkowski, conservateur de la photographie au MoMa, en 1975. S’il est un grand amateur des photographies vernaculaires de Walker Evans, il est également connaisseur des travaux d’Ed Ruscha dont il possède les livres Various Small Fire ([1964]1970), Nine swimming Pools and a Broken Glass ([1968]1976), Colored People (1972).
Il existe une proximité de recherche entre Ghirri et Ruscha que nous avons souhaité mettre au jour par la simple confrontation d’images de certains de leurs travaux. Cette parenté « saute » aux yeux comme une évidence à qui regarde leurs œuvres.
C’est en ce sens que nous parlons également chez eux de « porosité de l’attention » dans leur façon d’« être-là-au-monde[9] » qui les entoure : L’attention se loge dans des interstices visuels, dans le ténu des images peu bavardes chez Luigi Ghirri comme chez Ed Ruscha. C’est l’« inframince[10] » pour reprendre le terme de Marcel Duchamp, qui est cet impalpable et qui se situe bien chez Ghirri comme chez Ruscha dans ce passage de la signification à l’imagination. Anton Ehrenzweig parle d’« attention blanche[11] », « perception [chez l’artiste, qui] permet seule d’embrasser la complexité irrationnelle de la substructure inconsciente qui se met alors à faire surface[12] » dans l’œuvre et qui convoque le processus de dépersonnalisation et le concept de déterritorialisation[13] qui pourraient nous mener « sur la piste de l’inconscient[14] ».
En effet, les images pensent chez Ghirri et Ruscha (avec plus ou moins de froideur et d’opacité[15]), et nous font penser. Elles constituent des « œuvres ouvertes[16] » sur une méta-physique ténue voire invisible, que seul notre inconscient en premier lieu, perçoit. En laissant la place au regardeur, elles nous offrent une approche de la photographie à défricher et à déchiffrer.



Photographie  vernaculaire




                       


« New topographics »

         
    

Composition technique : travail et recherche sur la forme (strips/ verticalité/ horizontalité, filtres)


       

Ready made: saisie d’un moment similaire à la prise d’un instantané/éternité,
usage sériel de la photo et de la publication


Pop Art

         
                 


Dimension iconique (formes, signes, idéogrammes, traces)

                                    


Cadrage : place de l’écriture et du message                                                          

  


Géographie immatérielle : vers l’abstraction

 
      

Still Life, portrait de soi « in absentia »




Quote rights from Luigi Ghirri's photographs are kindly authorized by archivioluigighirri.it, https://archivioluigighirri.com/ ©Eredi Luigi Ghirri
Ed Ruscha’s Catalogue Raisonné: All artworks by Ed Ruscha are copyright protected under ©Edward J. Ruscha IV, https://edruscha.com/
Reproductions of Ed Ruscha’s Works are for quotation purposes. This blog is written for personal and educational aim.

Références:

Artpress 465, Dossier Luigi Ghirri, avril 2019.
Ed Ruscha, Richard D. Marshall, New York, Phaidon, 2003.
Ed Ruscha, Jeu de Paume, http://www.jeudepaume.org/index.php?page=document&idArt=115&idDoc=152, en ligne, consulté le 17/04/2019.
Focus : Situations de Luigi Ghirri, magazine du musée du Jeu de Paume, http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/situations-de-luigi-ghirri-conversation/, en ligne, consulté le 19/04/2019.
Luigi Ghirri, Cartes et territoires, Photographies des années 1970, James Lingwood (éd.), Mack, mars 2018.
Website Ed Ruscha Catalogue Raisonné : https://edruscha.com/
Website Archivio Luigi Ghirri : https://archivioluigighirri.com/
Christine Marcandier, « Nous vivons d’abord dans les images », Diacritik, 16/04/2019,


[1] Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma/Gallimard, Seuil, 1980, p. 28.
[2] Ibid. p. 28.
[3] Ibid. p. 29.
[4] Ibid. p. 145.
[5] Ibid. p. 154.
[6] Cf. Focus : Situations de Luigi Ghirri, magazine du musée du Jeu de Paume, http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/situations-de-luigi-ghirri-conversation/, mis en ligne le 18/04/2019.
[7] Barthes, op. cit. p. 156.
[8] Étienne Hatt, Focus : Situations de Luigi Ghirri, magazine du musée du Jeu de Paume, http://lemagazine.jeudepaume.org/2019/04/situations-de-luigi-ghirri-conversation/ , consulté le 19/04/2019.
[9] Martin Heidegger, Être et Temps, Annales de philosophie et de recherche phénoménologique, Tome VIII, 1927.
[10] Cette notion, empruntée à Duchamp, est exploitée par Thierry Davila dans De l’inframince, brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Éditions Du Regard, 2010.
[11] Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art : essai sur la psychologie de l’imagination artistique, [1967], Paris, Gallimard, 1974.
[12] Larisa Dryansky, Cartopographies, de l’art conceptuel au Land Art, CTHS-INHA, « L’Art et l’Essai » 17, 2017, p. 186.
[13] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
[14] Larisa Dryansky, op. cit., p. 184.
[15] Stéphane Reboul parle à propos de l’œuvre de Ruscha d’« opacité réflexive » dans « Typologie pragmatique de la reprise des livres d’artiste d’Ed Ruscha », Marges, 17 | 2013, http://journals.openedition.org/marges/115, consulté le 19/04/2019.
[16] Au sens entendu par Umberto Eco dans L’Oeuvre ouverte, Seuil essais, 1965.




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