Luigi Ghirri, Karlsruhe 1975 ©Eredi Luigi Ghirri |
L’art de la photographie est là pour montrer, révéler ce que la réalité
nous masque : en l’occurrence, nous donner à voir « l’image
nécessaire » à travers l’envahissement des images dans un monde saturé par
le visuel. C’est ce dont veut témoigner Luigi Ghirri à partir du début des
années 1970 avec ses photographies qui agissent contre la « destruction de
l’expérience directe[1]»,
car nous ne savons pas voir, même les choses ou les scènes les plus simples.
Ainsi, la photographie de Ghirri se veut une projection de la réalité et son
travail de photographe est en quelque sorte la réalité de substitution.
Cependant Ghirri ne se cantonne pas au pittoresque ou à ce qu’on appelle
la photographie vernaculaire. Ses photographies sont autant d’« œuvres
ouvertes », au sens entendu par Umberto Eco, à savoir qu’elles sont
pleines de « cette valeur, cette espèce d’"ouvertureʺ au second degré à laquelle aspire l’art contemporain
[qui] pourrait se définir en termes de signification,
comme l’accroissement et la multiplication des sens possibles du message[2]».
De fait, les photographies de Luigi Ghirri sont autant de « regards qui
pensent[3]»,
de regards réfléchissants qui agissent de par leur situation à la frontière du
conceptuel et du vernaculaire (Ghirri était admirateur tout à la fois de Walker
Evans, Ed Ruscha, John Baldessari, Beethoven et Bob Dylan, entre autres).
Il nous semble que ses photos déplacent le paradigme du conceptuel vers
l’abstraction comme un procédé d’« abstention visuelle[4]»
cher à la démarche psychanalytique freudienne et à l’« acte transactif[5] »
porté par toute œuvre ouverte.
Chez Luigi Ghirri Le regard humain est presque « prohibé[6]»:
on trouve peu de personnes photographiées dont on puisse voir le visage et les
yeux, et le regard du photographe paraît s’effacer devant ses vues parfois
pittoresques, souvent banales, ses images « pauvres » l’air de ne pas
y toucher.
On peut se demander si on ne se situe pas là dans la « gestion du
scopique[7]»
c’est-à-dire dans la dialectique entre « regarder » et « être
regardé » développée par Lacan dans sa théorie du stade du miroir.
Ghirri n’écrit-il pas : « J’ai photographié de nombreuses
personnes de dos, qui regardaient des images, des plans de ville, des
itinéraires ; car j’ai voulu, comme dans de nombreuses autres
photographies, leur donner un nombre infini d’identités possibles : de la
mienne, tandis que je photographie, à celle de l’observateur[8]» ?
Nous vivons d’abord dans les images (comme le formule le titre du journal
trouvé et photographié par Ghirri à Rome en 1978 « pensare per
immagini ») et le procédé de mise en abyme (regarder et se voir être regardé)
chez Ghirri, expurgé dans ses photographies de regards humains directs, se
place, selon nous, à la lisière de la méthode psychanalytique où l’analysé
rencontre l’analyste dans un processus de transfert et révèle, comme une
chambre obscure, le « parcours imaginaire qui se déroule en chacun entre
le Regard et le Sens comme condition à l’élaboration d’une "topologie culturelle[9]"».
Ainsi pouvons-nous dire que les photographies de Ghirri agissent comme une "cure psychanalytique".
Exposition Luigi Ghirri, Cartes et territoires, musée du Jeu de Paume, du
12/02 au 02/06/2019 http://www.jeudepaume.org/?page=article&idArt=3242
Archives Luigi Ghirri, Roncocesi, Reggio Emilia, Italie: https://archivioluigighirri.com/
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[1] Luigi Ghirri, préface à Kodachrome, dans Luigi
Ghirri Cartes et territoires, éd. J. Lingwood, Mack, mars 2018, p. 8.
[2] Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Seuil essais, 1965, p. 62.
[3] Clémentine Mercier, « Luigi
Ghirri, cadres à "Cartes" », Culture/Next, Libération, 1-03-19
[4] Jacques Bril, Un théâtre intime : l’analyse, In
Press, 2002, p. 16.
[5] Umberto Eco, op. cit. p. 56.
[6] Jacques Bril, op. cit. p. 17.
[7] Id., p. 16.
[8] Luigi Ghirri, « Diaframma
11, 1/125, luce naturale », 1979, dans Luigi
Ghirri Cartes et territoires, Mack, 2019, p. 155.